© Chapitre 1 : Acte 1
BRUXELLES-LA-MORTE
I
Je me souviens encore de
cette matinée automnale où je décidai pour la première fois de ne plus
succomber au poids de mon existence. Les rues étaient désertes et le souffle du
destin caressait déjà nos maisons ; les écrans des ordinateurs
illuminaient les rues d’un brin de paillettes bleutées. Et je me souviens avoir
pensé que ce vingtième siècle technologique pouvait se révéler féerique si le
cœur y mettait du sien. Je sortis de chez moi par une toute petite porte
métallique dont les gons grinçaient furieusement, dévalai les quelques marches et
me promenai la tête libre, le cœur léger, les yeux gais d’une nuit apaisée de
rêves vides de sens ; je flottai dans les rues sur la mélodie puissante de
La foule de Piaf, dans le rythme des
dalles que je ne pouvais toucher qu’avec un seul pied car l’autre en était déjà
complètement imbibé. Et dans ces rues désertées par la présence humaine je
compris pour la première fois ce que je n’aurais peut-être jamais compris
autrement et plus tard : si Edith Piaf chantait la foule ce n’était pas
pour nous parler de la foule mais de cette chose qui emplit les rues, les
maisons, les villes et les cœurs : l’Amour. Ca m’est venu comme ça, comme
une révélation, comme un éclair d’intelligence en face d’une chanson que
j’écoutais depuis des années et qui m’était en réalité complètement étrangère.
Elle revoit la ville en fête et en délire suffocant sous le soleil et sous la
joie, et elle entend dans la musique les cris les rires, qui éclatent et
rebondissent autour d’elle. Or, comment cette enfant, qui venait de la rue et
des maisons closes, qui connut les pires maladies physiques et psychiques,
pouvait-elle se réjouir en se remémorant un monde factice de rues en fête et de
gens en délire ? D’ailleurs, perdue parmi ces gens qui la bousculent,
étourdie désemparée, elle reste là, car où voudriez-vous qu’elle aille, elle,
si étrangère à tout cela ? C’est seulement quand soudain elle se retourne et qu’il se recule, que la foule
vient la jeter entre ses bras. Je réécoutais ces quarante-cinq premières
secondes en boucle et je me disais : « mais rien n’est censé dans ce
passage ». Ce n’était ni logique, ni approprié, ni merveilleux. Et malgré
tout, il y avait quelque chose de transcendant dans cette mélodie, dans ces
paroles, quelque chose qui faisait chavirer mon cœur, et dans cette chose, je
me réfugiais aux moments les plus pénibles.
Moi non plus, je n’ai jamais
aimé la foule et les paillettes du succès, je n’ai jamais voulu être une star,
adulée, bousculée parmi des gens en furie. Puis j’ai repensé à ce cours que
j’avais eu autrefois, un cours de littérature je crois, au cours duquel le
professeur avait disserté sur le phénomène de « foule ». A la limite
de la psychologie et de la sociologie, l’analyse des phénomènes de foules, de
masses, s’était avérée passionnante et je me rappelle avoir parcouru quelques
textes d’auteurs renommés, qui exprimaient toute la puissance de la foule, et
surtout, son identité. Je me souviens que le professeur nous éclaircissait sur
cette identité spécifique, totalement distincte de la somme des identités
individuelles qui la composent, et il relevait les points importants dans
chacun de ces textes tout en soulevant l’aspect métaphorique de ceux-ci. La
foule ne représente-t-elle pas le côté inconscient de chacun d’entre
nous ? Ne permet-elle pas de libérer des sentiments inconnus de nos vies
banales ? J’étais sortie de ce cours toute songeuse et enivrée en même
temps, et lorsque je suis arrivée chez moi, j’avais eu ce sentiment étrange que
la foule représentait une entité à part entière mais supérieure à ce qu’on lui attribuait souvent, quelque chose
de plus grand, de plus haut de plus important. Et bien que j’écoutais déjà Piaf
à l’époque, je n’avais pas relié les deux éléments entre eux. Ce petit matin
d’automne pourtant, je le réalisai et je le compris. Emportés par la foule, dit-elle,
une foule qui nous traîne, nous entraîne et nous écrase l’un contre l’autre.
Qui est l’autre ? Un inconnu ? Non. L’autre c’est celui qu’on attend,
c’est l’être aimé s’il n’est pas encore là, c’est l’ami, c’est la mère, c’est
la main tendue dans la foule, c’est la main tendue dans le vide, c’est l’Amour.
Et si l’un et l’autre ne forment qu’un seul corps, c’est parce que ce corps là
est le corps attendu, l’union espérée, le lien qui nous unit à l’Autre. Le
flot, c’est ce qui nous pousse enchaînés l’un et l’autre et nous laisse
épanouis, enivrés et heureux ; c’est ce qui danse une folle farandole.
Oui, ce matin là, dans le néant des rues citadines, la foule m’a sauté au
visage, le flot a pénétré mon cerveau et a activé les quelques clés endormies
qui permettaient de comprendre la puissance des mots, des mélodies, d’une
chanson, qui permettaient de comprendre Piaf et de me comprendre moi.
Ce matin là, il était bien trop tôt pour crier ma révélation au monde, et bien trop tard pour en rêver. Il était précisément ce moment de la journée où les idées jaillissent mais où les actes se reposent, où il serait préférable de dormir aussi parce que des idées, on ne peut rien en faire. Alors je me suis mise à chanter, valser, tourbillonner, je me suis mise à flotter dans cet air léger et à écrire avec ma ronde de pas ce que je voulais dire au monde entier. J’ai traversé les rues emplies du parfum délicat des boulangeries, les senteurs des croissants et des baguettes, et ce parfum là, c’était le parfum de la farandole. Une petite fille arrivait en courant, quelques pièces dans la main, le visage à peine éveillé. Elle me frôla et je sentis sur son passage l’odeur de ses cheveux, l’odeur des draps de l’enfance, du baiser maternel, l’odeur de la paix intérieure. J’hésitai à la suivre dans la boulangerie, à lui parler, à lui faire écouter ma chanson ; mais je me suis dit que rien ne pouvait sembler plus faux que de révéler à l’enfance ce que l’âge mûr construit. Il y avait à la fois un décalage et une complétude dans la présence de cette petite fille à ce moment-là de ma construction personnelle. Alors je me suis écartée, j’ai enlevé mes écouteurs et j’ai continué mon chemin.
© Alexis de Spa